Entretien avec Morgan Large
Morgan Large est journaliste, spécialiste des enquêtes sur l’agro-industrie en Bretagne, travaillant notamment pour Radio Kreiz Breizh (RKB) est la cible d'attaques répétées. La journaliste avait participé à un documentaire diffusé en décembre 2020, Bretagne, terre sacrifiée, dans lequel elle mettait en cause l’agriculture intensive et ses conséquences sur le territoire.
À la suite du sabotage de son véhicule et de nombreuses menaces et intimidations, une information à judiciaire à été ouverte jeudi 22 avril 2021 par le parquet de Saint-Brieuc. L’information judiciaire a été ouverte contre X des chefs de « destruction, dégradation ou détérioration d'un bien appartenant à autrui par l'effet de tout moyen de nature à créer un danger pour les personnes » et d’« entrave concertée à la liberté d'expression ». La journaliste a répondu aux questions de Cella.
Pourquoi êtes-vous visée par ces actes qui vous mettent en danger, vous et vos proches ?
En Bretagne il y a un double discours politique en vogue actuellement autour de la notion de « bien manger ». En même temps que cette communication s’établit régionalement autour de ce bien manger, la même région finance des poulaillers industriels complètement hors-sols comme celui de Langoëlan. D’un côté vous avez deux jeunes qui veulent construire deux poulaillers géants capables de produire au moins 500.000 poulets par an, avec une région qui subventionne et de l’autre une fronde locale d’autres habitants avec une agricultrice en bio. Tant que j’écrivais sur ce sujet et l’agro-industrie pour la presse écrite, je n’étais pas menacée. En décembre 2020 je témoigne dans un documentaire télévisé diffusé sur France 5 Bretagne, une terre sacrifiée. Suite à ce passage, les choses ont pris une dimension très inquiétante. On intoxique mon chien, on téléphone la nuit à mon domicile, on fait divaguer mes animaux... les portes des locaux de la radio ont été dégradées et puis, là, l’acte de trop : deux boulons de mon véhicule ont été déboulonnés. Au risque d’un accident mortel.
Vous travaillez sur ces sujets depuis des années en Bretagne. Pourquoi soudainement ces menaces, actes d’intimidation et agressions ?
C’est le type de média qui change tout. Quand vous passez à la télévision, vous parlez vraiment à tout le monde. J’écris en effet des articles – en prenant mon temps et plus de temps – sur ces sujets que je propose à la presse quotidienne nationale. La télévision change tout.
Est-ce que vous savez qui se trouve derrière ces actes malveillants ?
Je ne sais pas qui est derrière ça. Vraiment. C’est le monde de l’agroalimentaire. J’imagine. Ce qui est terrible c’est que dans ce documentaire c’est aussi en qualité de citoyenne que je m’exprimais. Je suis fille de paysan. J’ai arrêté la radio un temps pour faire une formation agricole. Je voulais savoir de quoi je parlais, connaître parfaitement le métier. C’est utile... Je sais quand je vois un champ si celui-ci est traité ou pas. Je comprends ce que vit un agriculteur, quel que soit son choix, son parcours.
Est-ce que vous ne cassez pas le mythe d’une Bretagne nourricière ?
C’est exactement cela : je casse le roman régional agricole. A chaque fois qu’il y a une critique sur le modèle productiviste breton, la réponse se résume à ces arguments fallacieux : « mais vous comprenez on nourrit la planète » , « les produits français sont les meilleurs en qualité », « les produits que l’on utilise sont autorisés » et plus récemment « nous entretenons les paysages sans rémunération »... alors qu’il y a en même temps une banalisation des paysages et la disparition des animaux. C’est très vrai : à la campagne les animaux sont invisibles, ils sont dans des bâtiments et pas aux prés.
Est-ce que ce monde là n’est pas en train de finir ?
Les grands groupes coopératifs comme Triskalia ont très envie de changer de modèle quand ils voient la croissance à deux chiffres du bio. Ils ne peuvent pas passer à côté et souhaitent s’emparer de ce marché. Dans le même temps, depuis des années, ils ont bien éduqué éleveurs et agriculteurs à détester le bio.
Vous n’en voulez pas aux agriculteurs.
Bien sûr que non. Je vais à la rencontre de tous les agriculteurs : tous font bien leur métier. Même ceux qui pratiquent une agriculture intensive. Ils font bien leur métier. Ils respectent le cahier des charges. Ils font ce qu’on leur demande de faire. Les grandes firmes pour moi les utilisent et se servent des agriculteurs comme de remparts. Dès qu’il y a une critique ou une contestation, les groupes les mettent en avant, les exposent, pour se protéger. Je ne veux surtout pas m’attaquer à eux. Vous savez, la plupart des agriculteurs croulent sous les dettes. Certains poulaillers peuvent coûter 1 million d’euros. Et il faut les rembourser.
Les agriculteurs sont-ils manipulés selon vous ?
Bien sûr mais plus globalement les citoyens bretons. Et derrière cette manipulation, l’agro-industrie. Ce sont des milliers d’emplois, des sommes colossales qui sont en jeu. Avec mon histoire je peux témoigner d’une montée de la violence. Je paye pour dire tout haut ce que beaucoup de bretons disent tout bas. Mais je ne suis pas la seule.
Comment expliquez-vous que ces menaces se soient concentrées sur vous ?
Parce qu’il y a plein de gens qui ne peuvent pas parler. J’ai cette liberté. Ici chacun a peur des représailles. Les représailles dans le monde agricoles ne sont pas un mythe ! Elle peut prendre bien des formes. Et l’agriculture c’est vaste ! Il y a tellement de métiers. Si vous commencez à critiquer, vous vous retrouvez très vite isolé. Les coopératives sont intouchables. La fabrique du silence agricole est très bien faite. En racontant mon histoire, les langues se délient. J’ai par exemple pu apprendre que deux inspecteurs du travail avaient eux aussi connu une histoire similaire de dévissage d’une roue après une visite à une ferme. Le message était clair. Ils n’avaient jamais osé le dire. Mais là c’est trop, ce qui vient de se passer déclenche de la colère. Chacun en témoigne et reconnaît que ça va trop loin.
Ce que vous décrivez, ce sont des actes mafieux.
Les gens devraient se poser des questions. Oui, ce sont des actes à caractère mafieux.
Avez-vous obtenu cette protection policière que vous demandez ?
J’attends toujours une protection policière. Mon dernier enfant est à la maison. Un numéro d’urgence au moins. Je travaille et souhaite continuer à travailler. Mais comment être tranquille quand on laisse son enfant à la maison ?
Que voulez-vous ?
Je revendique le droit de faire bien mon métier. Depuis le début de ma carrière, je n’ai jamais eu de procès en diffamation. Je donne la parole au contradictoire, je vérifie mes informations, je croise mes sources.
Êtes-vous la seule à bien le faire ?
Non ! Il y a plein de journalistes qui essayent de le faire. Il faut bien comprendre que c’est beaucoup plus compliqué en presse quotidienne régionale.
Pourquoi ?
Les financements publicitaires de la presse quotidienne régionale vient de ces grands groupes. C’est aussi simple que cela. Il y a une culture de l’omerta et une auto-censure. Je vous donne un exemple. La presse quotidienne régionale n’a pas vraiment traité les attaques que nous subissions. Il a fallu attendre une dépêche de l’Agence France Presse. Une fois celle-ci publiée, ils ont appelé gênés. « Tu nous excuses. On va traiter le sujet dans un filet en page faits-divers dans les pages locales ». Après ils se sont rattrapés mais il est clair que les journalistes de ces groupes de presse sont muselés. La presse quotidienne régionale est très lue mais elle est soumise à des impératifs économiques plus pressants. Ils ne peuvent surtout pas se fâcher avec les syndicats comme la FNSEA. Et pour le reste, les grands groupes coopératifs ont aussi leur propre presse qui n’est en réalité que de la communication…
Est-ce que ce système que vous décrivez est propre à la Bretagne ?
Ah ça je ne pense pas. Ça doit être la même chose dans le sud de la France avec le vin et les fruits. La spécificité bretonne réside peut-être dans la tradition de la lutte hyper dure. Pensez par exemple au projet avorté de la centrale nucléaire de Plogoff. Il y avait un projet d’enfouissement nucléaire qui a été finalement installé à Bure en Meuse et puis des décharges de voitures, sans oublier Notre-Dame-des-Landes.. Voyez où en est le secteur aérien aujourd’hui
Quels sont vos motifs d’espoir ?
Je pense au conflit autour des pesticides. C’est manifestation et contre-manifestation. C’est houleux mais les gens, tous avec les pieds sur terre, s’engueulent. Ça veut dire que l’on peut encore se parler.
Les faits.
La journaliste de Radio Kreiz Breizh (RKB), une radio associative bilingue français-breton installée à Rostrenen (Côtes-d'Armor), s'était aperçue le 31 mars que l'une des roues arrière de sa voiture avait été déboulonnée. "Cet acte de sabotage n'est que le dernier d'une longue série, mais il montre qu'un seuil a été franchi dans la malveillance", avait réagi Reporters sans frontières (RSF) dans un communiqué le 13 avril dernier. L'association avait déposé plainte et demandé une protection policière pour la journaliste. Cette plainte détaillait les pressions et intimidations dont la journaliste avait fait l'objet ces derniers mois, notamment l'intoxication de son chien, les coups de téléphone la nuit à son domicile ou encore la dégradation des portes des locaux de RKB. Morgan Large est notamment ciblée depuis la diffusion sur France 5 du reportage Bretagne, une terre sacrifiée en fin d'année 2020.
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